La conversion au christianisme dans les trois premiers siècles :
des obstacles à surmonter
Benoit GAIN
Professeur émérite de l'Université de Grenoble-Alpes et adhérent d'ELEUTHEROS
[1]
Ne serait-ce que par comparaison, ce phénomène est susceptible d’intéresser les membres d’une association qui œuvre pour le droit d’être chrétien. Si la conversion est un sujet qui de tout temps a retenu l’attention des historiens et des chercheurs de diverses disciplines – en témoignent l’ouvrage du chanoine Gustave Bardy († 1955) et une bibliographie assez abondante [1]‒ il convient tout d’abord de ne pas se méprendre sur ce qu’on entend par là. Leur étude porte en fait sur le changement de religion, et ils ne peuvent apprécier, bien entendu, le « mouvement intérieur » de conversion tel qu’on l’entend couramment dans le christianisme. Nous y reviendrons.
Dans l’antiquité classique (avant ou après l’apparition du christianisme, c’est tout à fait indépendant), le terme de conversion dépasse le cadre des religions. En effet les Anciens parlaient volontiers de conversion à la philosophie, car bien souvent l’adoption de telle ou telle philosophie se manifestait pour le sujet par un changement très net non seulement de la façon de penser, mais du mode de vie, jusqu’au régime alimentaire, afin de parvenir « à un état de parfaite tranquillité de l’âme ». Toutes les écoles philosophiques se voulaient thérapeutiques : « soigner les hommes en changeant leurs jugements de valeur »[2]. Cette entrée en philosophie, dont Pierre Hadot († 2010) a spécialement étudié les modalités, se traduisait par des « exercices spirituels »[3]. Nous avons conservé quelques témoignages de la « conversion » de grandes personnalités à la philosophie, mais je reviens au changement de religion dans l’Antiquité.
Peut-on parler de conversion au paganisme ? Poser cette question peut étonner. En fait, étant donné le caractère familial, social, et même politique de la religion gréco-romaine, il semble difficile d’appréhender une telle démarche. En revanche, ce sur quoi nous sommes mieux, parfois bien documentés, c’est sur l’adoption chez certains de telle ou telle religion dite orientale, car importée de Grèce, d’Asie Mineure, d’Égypte ou du Moyen-Orient. On parle ainsi communément de l’initiation aux « Mystères d’Éleusis (en Attique), au culte d’Isis ou encore du dieu Mithra, pour n’en citer que quelques-uns parmi d’autres. L’initié passe par plusieurs étapes : nous sommes plus ou moins renseignés à leur sujet, à cause du grand secret qui enveloppait ces cérémonies, parfois nocturnes, et de l’interdiction absolue qui était imposée aux membres d’en révéler la liturgie ou les invocations, et cela se déroule souvent sur une certaine durée. Nous sommes généralement mal renseignés sur l’identité ou le « profil » de ces personnes qui embrassent tel ou tel culte oriental. Une exception célèbre cependant, l’adoption du culte d’Isis par l’écrivain latin Apulée (né vers 125 ap. J.-C.), Africain de Madaure (actuelle M’Daourouch près de Constantine), décrite au livre XI de son roman Les Métamorphoses ou L’âne d’or (vers170).
En sens inverse, si l’on peut dire, un cas singulier est celui de l’empereur Julien (332-363) que les auteurs chrétiens ont surnommé l’Apostat (Parabatès), surnom que les modernes évitent : Julien, parent de l’empereur Constantin le Grand, fut baptisé et élevé dans la foi chrétienne mais s’en détourna à l’adolescence, à la suite des massacres perpétrés dans la famille impériale (337), sous l’influence de précepteurs passionnés de littérature grecque « classique », puis surtout , en 351, du philosophe-théurge Maxime d’Éphèse. Devenu César, puis Auguste, Julien fit tout son possible pour rétablir la religion hellénique traditionnelle, mais en la réorganisant sur certains points sur le modèle instauré par le Nazaréen, entendons le christianisme. Sa mort au combat durant une expédition contre les Perses, à l’âge de 31 ans, ne lui permit pas d’aller bien loin dans cette réforme.
En revanche, nous sommes mieux documentés sur la conversion au judaïsme, pas seulement par la littérature néo-testamentaire. Il faut tout d’abord préciser qu’un fidèle « juif » appartient par définition, en quelque sorte, à une famille de religion juive (au moins par sa mère), les membres issus du paganisme sont nommés prosélytes [4](prosèlutos, « celui qui vient à »). Le mot vient de la Bible grecque des Septante (plus de 70 occurrences [5] ) où il traduit l’hébreu ger, « étranger ». Le terme « prosélytes » en est venu à désigner les païens ayant décidé de s’assimiler totalement à Israël [6] . On a conservé un passage du Talmud de Babylone (achevé à la fin du Ve s. de notre ère) qui décrit le rituel d’adhésion du prosélyte : après un enseignement des préceptes légers, puis lourds (principaux interdits alimentaires, sabbat) et des peines qui frappent leur transgression, le candidat est circoncis, baptisé, enseigné à nouveau. « Alors il sera devenu un Israélite en tout point . [7]» Quelques règles particulières s’appliquent aux seuls prosélytes, ou aux descendantes de ces derniers [8] .
Les prosélytes étaient bien moins nombreux qu’on l’a souvent cru. Les Juifs eux-mêmes conseillaient souvent aux païens attirés par la religion juive de demeurer dans une condition intermédiaire, celle de « craignant Dieu » (traduction de sébomenoi ou phoboumenoi ton theon, cf. Actes 13, 50 ; 16, 14 etc. ; en latin metuentes à Rome). Les informations d’origine juive les concernant sont rares et nous ne savons pas au juste quelles étaient leurs obligations vis-à-vis de la Loi : au moins le respect du sabbat et les prescriptions alimentaires ? En tout cas ces sympathisants ou semi-prosélytes n’étaient pas considérés comme Juifs par les autorités romaines, et par suite n’avaient pas droit à un emplacement dans un cimetière juif.
Il faudrait encore évoquer la conversion à deux religions qui semblent ne pas être abordées dans le livre de G. Bardy [9] : le mazdéisme et le manichéisme. De la première (du nom du dieu Ahura Mazda), originaire de Perse, nos connaissances sûres [10] ne commencent qu’avec le roi Darius Ier (521- 486), se précisent un peu, notamment pour la Perside (région de Persépolis, l’actuel Fârs), grâce à la numismatique, sous la dynastie des arsacides (319 av. J.-C. – 224 ap. J.-C.) sous influence grecque , mais il faut descendre jusqu’à l’avènement des sassanides (224) pour disposer d’un tableau détaillé : les Mages, prêtres d’une tribu importante des Mèdes, constituent comme une caste puissante, véritable État dans l’État pourvu de ses propres lois, chargés d’enseigner et détaillant à l’envi les risques pour les fidèles de tomber dans des souillures. Les vaincus étaient sommés d’embrasser la religion mazdéenne. Les chrétiens étaient accusés de trahir l’empire perse au profit des Romains. De fait, les martyrs de Perse furent très nombreux [11] ‒ l’historien Sozomène qui écrit au début du Ve siècle parle de 190.000 victimes ‒ en particulier sous Sapor (Shabuhr II, règne de 310 à 379 !). Il apparaît ainsi que la représentation que les chrétiens se font des mages à travers le récit de l’évangéliste Matthieu (2, 1-12) est donc bien différente de celle de leurs successeurs persécuteurs. J’ignore si nous avons conservé quelque témoignage d’un converti au mazdéisme.
Signalons, pour terminer sur le mazdéisme, la présence au sein de l’Empire romain d’îlots mazdéens, comme celui que décrit brièvement Basile de Césarée de Cappadoce. Dans sa lettre 258, 4, adressée à son collègue Épiphane de Salamine, collectionneur zélé d’hérésies réelles ou apparentes, il décrit quelques usages de Maguséens, « colons amenés autrefois de la Babylonie » (pas localisés précisément dans sa province ecclésiastique), tout à fait en marge des institutions provinciales romaines. Ses membres ne semblent nullement gêner Basile qui les présente en quelque sorte comme une curiosité [12], quoique, de son point de vue d’évêque, ils vivent dans une impiété foncière en certains domaines.
La seconde religion est le manichéisme, véritable nouvelle religion, essentiellement dualiste, avec ses écritures sacrées rédigées par son fondateur lui-même (originaux en syriaque, transmis aussi en diverses langues du Proche et de l’Extrême Orient), son corpus doctrinal et sa hiérarchie, que nous connaissons beaucoup mieux au XXe siècle à la suite des découvertes de textes survenues à l’oasis de Tourfan (Sinkiang), à Médînet Mâdi (Fayoum) et à Oxyrhynchos. Le Prophète de Babylone, Mani, né le 14 avril 216 en Babylonie, mort à Beth-Lapat en prison probablement en 277, fonda une nouvelle religion pour deux raisons décisives : d’une part, le « rejet au nom de Jésus […] du légalisme juif que perpétuait à sa façon le baptisme elchasaïte [13] […] ; d’autre part, l’« influence du modèle paulinien connu à travers le Nouveau Testament et la littérature apocryphe mise sous son nom […] [14] . » L’Église manichéenne, organisée avec beaucoup de soin par Mani lui-même, repose sur une hiérarchie de cinq classes et l’on a quelques informations sur la manière dont certains en nombre limité, les « élus », pouvaient en gravir les échelons à partir de la IVe classe. Comment une personne pouvait-elle entrer dans la foule de la Ve classe composée de « laïcs » ? Nous avons au moins le témoignage d’Augustin (13 novembre 354 – 28 août 430), le saint évêque d’Hippone, qui fut un auditeur (auditor) manichéen, « pendant neuf ans, jusqu’aux approches de la trentième année » [15], avant de recevoir le baptême en avril 387 puis de consacrer au début du Ve siècle cinq traités à combattre la doctrine de ses anciens coreligionnaires. Il semble d’ailleurs que le manichéisme ne constitua jamais en Afrique une véritable menace pour l’Église chrétienne. L’édit de Dioclétien adressé au proconsul d’Afrique Julianus (298, 297 ou 302 [16] ) frappe de mort les manichéens et de confiscation leurs biens :
« Les empereurs Dioclétien et Maximien Augustes [et Constance] et Maximien Césars à Julianus, proconsul d’Afrique.
[1] Une longue oisiveté incite parfois les hommes vivant en communauté à sortir des bornes de la condition humaine et les pousse à introduite des doctrines de superstition tout à fait vaines et ignobles, et même, semble-t-il, à attirer beaucoup d’autres gens au gré de leur erreur, très cher Julianus. [2] Or les dieux immortels ont voulu, dans leur prévoyance, régler et déterminer le bien et le vrai (ordinare et disponere quae bona et vera sunt), de manière telle que ce soient la résolution et l’action d’un grand nombre d’hommes vertueux, éminents et sages, qui approuvent et décident l’ensemble des vérités qui n’est permis ni de transgresser ni de réfuter et à propos desquelles la vieille religion (vetus religio) ne devrait pas être critiquée par une nouvelle. C’est en effet un très grand crime de remettre en question (retractare) des points qui, établis et arrêtés une bonne fois par les anciens, maintiennent et conservent leur forme et leur cours.
[…] Ces gens-là, qui dressent contre les religions plus anciennes des sectes toutes nouvelles et inconnues (novellas et inauditas sectas) […], ce sont les manichéens. Nous avons entendu dire très récemment que, sous prétexte que des prodiges nouveaux et inopinés (nova ac inopinata prodigia) seraient survenus ou seraient nés en ce monde chez le peuple perse, qui est notre ennemi, ils y commettent de grands forfaits et semant le désordre chez les nations tranquilles et en portant un immense préjudice aux cités. Il est même à craindre […], que, si les circonstances s’y prêtent, ils n’utilisent les mœurs abominables et les funestes lois des Perses pour tenter d’inoculer le venin de leur vilenie à des hommes d’une nature plus vertueuse, à l’honnête et paisible peuple romain (Romanam gentem modestam atque tranquillam) et à notre univers tout entier.
[5] Comme tous les faits que mentionne Ta Prudence dans le rapport consacré à la religion de ces gens-là constituent de toute évidence des crimes […], nous avons en conséquence édicté des peines et châtiments qui les concernent et leur conviennent. [6] Nous ordonnons en effet qu’instigateurs et dirigeants soient soumis, eux et leurs abominables écrits, au châtiment le plus rigoureux en étant livrés aux flammes. Quant aux simples fidèles (consectaneos), s’ils se montrent opiniâtres, nous prescrivons qu’ils soient condamnés à la peine capitale et décidons que leurs biens seront revendiqués par notre fisc. [7-8 …]
Fait la veille des calendes d’avril, à Alexandrie . [17] »
Les manichéens étaient « suspectés d’être des agents de l’ennemi traditionnel des Romains [18]», à savoir les Perses ; l’édit ne semble pas avoir fait beaucoup de victimes en Afrique (l’édit est adressé au gouverneur de la province d’Afrique) même et l’Église ne prit pas part à la répression, Augustin non plus. Mais ailleurs, au Moyen Orient et jusqu’en Chine, le manichéisme avait montré un véritable élan missionnaire et fait de nombreux adeptes, ce qui permet de comprendre comment il a pu si longtemps résiste
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Après ce bref tour d’horizon des religions vivantes au moment de la naissance ou de la « jeunesse » du christianisme, où l’on voit déjà poindre quelques-unes des difficultés que durent affronter les gens qui étaient attirés par le Christ et son Évangile, nous pouvons entrer dans notre sujet.
Était-ce facile de devenir chrétien pour un citoyen des années 70, par exemple à Pompéi, petite ville qui, comme on sait, fut ensevelie en août 79 sous les cendres et la lave du Vésuve ? Poser la question peut sembler incongru à certains, si l’on s’interroge sur le risque encouru et les persécutions menaçantes. En effet, le point de vue traditionnel sur celles-ci – persécution générale, presque continuelle, en vertu d’une législation mal définie ‒ a été remis en question au XXe siècle. On a en effet souligné à juste titre que les persécutions n’étaient pas continuelles (on en a distingué une demi-douzaine jusqu’à celle de Dioclétien en 303), ni vraiment générales (à l’exception de celle de Dèce en 250) ni appliquées dans toutes les régions de l’empire romain, a fortiori avec la même rigueur.
D’autre part, certains historiens [19] ont, parfois de façon tendancieuse, minimisé le nombre de victimes des persécutions, considérant comme très exagérés les chiffres rapportés par les « historiens ecclésiastiques ». Le point de vue que nous adoptons ici, à savoir la situation des habitants de l’empire attirés par le christianisme et se demandant s’ils vont franchir le pas, n’a rien à voir avec des considérations sur le jugement des autorités impériales sur des groupes considérés comme dissidents, voire dangereux pour la cohésion de l’Empire, a fortiori avec une analyse des fondements juridiques des persécutions. Nous n’avons guère de témoignages qui permettent de répondre à ces interrogations.
En revanche nous savons que les chrétiens étaient l’objet de nombreuses accusations ou calomnies (certaines avaient été déjà lancées contre les Juifs) : on en trouvera un exposé détaillé et référencé dans l’article Accusations contre les chrétiens de dom Henri Leclercq [20] , qui donne en conclusion la table des matières de l’imposant traité de Christian Kortholtus (1698). Il est d’ailleurs possible d’allonger une liste de plusieurs dizaines de griefs, car aux chrétiens des premiers siècles ont été imputés les maux les plus fantaisistes.
Écoutons par exemple Arnobe de Sicca (en Numidie, Afrique), converti au christianisme, auteur à la charnière des IIIe et IVe siècles d’un traité d’apologétique Adversus nationes (= Contre les païens) dont le premier livre est consacré à la réfutation des accusations contre les chrétiens coupables, selon les païens, de susciter la colère de leurs dieux et par conséquent de provoquer toutes sortes de fléaux :
« ‘’Les épidémies, disent-ils, les sécheresses, les guerres, les mauvaises récoltes, les sauterelles, les mulots, les orages de grêle et toutes les autres calamités dont souffrent les affaires humaines, ce sont les dieux qui nous les envoient, exaspérés par vos injustices et vos offenses (iniuriis vestris atque offensionibus exasperati)’’. Si ce n’était faire preuve de stupidité que de s’attarder trop longtemps sur des évidences, je montrerais assurément en parcourant les siècles antérieurs, que ces maux dont vous parlez ne sont pas nouveaux, et que ce n’est pas à l’improviste que ces fléaux sont apparus et se sont mis à accabler l’humanité : car, si c’est nous qui sommes en cause, et si c’est pour punir un crime commis par nous que ces fléaux ont été imaginés (in nostri criminis meritum excogitatae sunt hae pestes), d’où l’Antiquité a-t-elle tiré les noms de ces malheurs ? [21].»
Un autre biais, par lequel certains historiens veulent accentuer la responsabilité des chrétiens dans les persécutions qui leur ont été infligées , consiste à souligner la tolérance des païens : le paganisme gréco-romain est en effet une religion sans écritures sacrées, sans dogmes, sans clergé, qui non seulement admet une pluralité de dieux et de déesses (pas de dénombrement précis à ma connaissance, mais une véritable multitude en comptant les plus « petits » d’entre eux, comme saint Augustin [22] s’est plu à le faire en énumérant ceux d’entre eux qui étaient préposés spécialement aux premiers gestes des tout-petits), mais se montre fort accueillant aux divinités ayant une autre origine et méritant d’être adorées. « Les adeptes du paganisme étaient des hommes comme tout le monde : ce n’étaient pas des monstres sanguinaires, et, en matière religieuse, ils étaient même particulièrement tolérants [23] », et « considéraient que tous les autres dieux méritaient aussi d’être priés [24]», même ceux des autres cultes, orientaux notamment, pourvu qu’on rendît un culte à l’empereur. « Bref, c’était la coexistence pacifique des dieux et des déesses [25] ». Mais les chrétiens, considérant leur religion comme la seule vraie [26] , ne pouvaient « annexer » en quelque sorte cette pluralité de divinités. Ceux-ci, conclut le manuel scolaire déjà cité, « par leur intransigeance, qui apparaissait aux non-chrétiens comme un fanatisme sectaire et borné, risquaient de provoquer la colère des dieux, ce dont tout le monde pouvait avoir à souffrir [27] . »
On a expliqué les mesures contre les chrétiens par la non-séparation de la religion romaine officielle et de l’État impérial, selon laquelle « les dieux auxquels [les païens] rendaient un culte ne les protégeaient pas seulement eux-mêmes ; ils protégeaient aussi l’État tout entier, ils garantissaient la grandeur et la prospérité de Rome [28]. » Si c’est un aspect effectivement essentiel de l’imbrication de la religion et de l’État, il faut rappeler que dès les origines de Rome la religion imprègne on peut dire tous les aspects de la vie familiale, sociale, politique des Romains. Ce n’est évidemment pas une particularité de la religion romaine dans l’Antiquité, il en était de même en Grèce. C’est ce qu’avait montré Numa-Denis Fustel de Coulanges [29] (1830-1889) dans son grand ouvrage, La cité antique. Étude sur le culte, le droit, les institutions de la Grèce et de Rome (1864). Il écrit à la fin de cet ouvrage : « Cette [vieille] religion avait enfanté le droit : les relations entre les hommes, la propriété, l’héritage, la procédure, tout s’était trouvé réglé, non par les principes de l’équité naturelle, mais par les dogmes de cette religion et en vue des besoins de son culte […]. Religion, droit, gouvernement s’étaient confondus et n’avaient été qu’une même chose sous trois aspects divers .[30] » Cette réalité est indiscutable, mais dans la France actuelle une conception scrupuleuse de la laïcité, mais totalement erronée, détournent certains chercheurs [31]d’aborder la place de la religion dans les institutions privées ou publiques de l’Antiquité, mutilant ainsi gravement l’exposé qui est fait de celles-ci.
Quoi qu’il en soit, l’on perçoit déjà qu’aux premiers siècles un sympathisant du christianisme devait s’attendre à de sérieuses difficultés dans la vie quotidienne s’il allait au terme de son itinéraire spirituel. Mais ce n’est pas tout. Jusqu’ici on a supposé, avec notamment les auteurs du manuel Latin, Première-terminale, que les païens, ou si l’on préfère les adeptes de la religion officielle, étaient naturellement bienveillants vis-à-vis de leurs compatriotes appartenant (à des degrés divers) à une autre famille religieuse. Sur quoi s’appuie cette opinion ? Ils ne le disent pas. En revanche, certains documents, rarement produits, attestent que les habitants de l’Empire s’engageaient par serment à faire front solidairement aux ennemis de l’Empire. La traduction du texte est donnée par Léon Homo dans son ouvrage sur Les institutions politiques romaines. De la cité à l’État [32] (1927).
La formule qu’on va lire, conservée par l’épigraphie, est la consécration suprême de la puissance impériale. Plusieurs exemplaires nous sont parvenus. Le plus ancien concerne la province de Paphlagonie (au nord de l’Asie Mineure, sur la Mer Noire) et se rapporte au règne d’Auguste (an 3 avant J.-C.) :
« De par l’empereur César Auguste, fils du dieu (Jules César), [ … ] je jure par Zeus, la Terre, le Soleil, tous les dieux et déesses, et par Auguste lui-même, d’être favorable à César Auguste, à ses enfants et à ses descendants tout le temps (de ma vie ?) en paroles, en actions et en pensées, considérant comme amis ceux qu’ils considèrent comme tels et regardant comme ennemis ceux qu’eux-mêmes jugent tels ; pour (défendre) leurs intérêts, (je jure) de n’épargner ni mon corps, ni mon âme, ni ma vie, ni mes enfants, mais d’affronter de toute façon n’importe quel danger pour (protéger) ce qui leur appartient. Si je m’aperçois ou si j’apprends qu’on parle, qu’on complote ou qu’on agit contre eux, (je jure) de le dénoncer et de me montrer hostile à celui qui parle, qu’on complote ou qu’on agit contre eux, (je jure) de le dénoncer et de me montrer hostile à celui qui parle, qui complote ou qui agit de la sorte. S’ils jugent quelqu’un leur ennemi, (je jure) de le poursuivre et de le châtier sur terre et sur mer, par les armes et par le fer.
Si l’un de mes actes est contraire à ce serment ou n’est point conforme à ce que j’ai juré, je me voue moi-même et mon corps et mon âme et ma vie et mes enfants et toute ma race et mes biens à l’extermination et à l’anéantissement jusqu’à ma dernière descendance et celle de tous ceux qui seront issus de moi. Et que ni la terre, ni la mer ne reçoivent les corps des miens et de ma postérité, et qu’elles ne produisent point de fruits pour eux.
C’est en ces termes que tous [les habitants du pays] jurèrent dans les Augusteums (temples d’Auguste) [établis dans les districts ?], sur les autels d’Auguste. Pareillement les Phazimonites [33], qui habitent la ville dite maintenant Néapolis, jurèrent tous sur l’Augusteum de l’autel d’Auguste. »
Semblable serment, poursuit L. Homo [34] , était vraisemblablement renouvelé à l’avènement de chaque empereur. Celui qui concerne Caligula ( inscription datée du 11 mai 37 ap. J.-C.) est mentionné, pour la Syrie, par l’historien juif Flavius Josèphe [35] et pour la Grèce, par une inscription d’Acraephia (en Béotie, région située au nord-ouest d’Athènes) et le texte nous en est parvenu en double exemplaire : l’un en latin destiné à Aritium en Lusitanie (aujourd’hui Alvega au Portugal), l’autre en grec pour Assos en Troade (aujourd’hui Behram, sur la mer Égée, au nord-ouest de l’Asie-Mineure). Le texte d’Aritium, traduit par L. Homo, est plus court mais de teneur absolument identique à celui que nous avons reproduit.
Nous pouvons récapituler maintenant les obstacles, en dehors de cet acte d’allégeance inconditionnelle, auxquels se heurtaient les chrétiens aux premiers siècles pour s’insérer dans la collectivité romaine. Si nous laissons de côté les accusations et calomnies lancées contre les chrétiens, ces obstacles peuvent se ramener à trois :
1) Ils étaient plus ou moins contraints de se montrer discrets dans les divers actes de la vie quotidienne, tout dépendant de l’ ouverture des membres de leur famille ou de leur environnement professionnel. Cette prudence ou cette dissimulation était d’autant plus nécessaire s’il s’agissait d’esclaves ou de personnes ne jouissant pas d’une citoyenneté complète (ceci au moins jusqu’à l’édit de Caracalla en 212).
2) Comme le montre le texte de l’édit de Dioclétien contre les manichéens, ce que le pouvoir impérial redoute au plus point, c’est l’introduction d’une « nouveauté ». En effet, l’Empire, la religion officielle et naturellement le culte de l’empereur sont plus que liés, ils sont solidaires. Il en va vraiment alors, aux yeux des détenteurs de l’autorité, de la prospérité de l’Empire et même de son existence.
3) Quant au serment des citoyens de l’Empire de s’engager pour l’empereur avec tous les leurs, et sous la menace de sanctions terribles, rien ne permet de supposer que ces formules aient été l’œuvre d’« ultras » particulièrement zélés et cantonnés dans des régions très circonscrites. L’occasion de tels serments revenait assez souvent. Mais nous ignorons si elles ont été le prétexte à des dénonciations de chrétiens, et dans quelles proportions. Mais ces formules existaient et les chrétiens en connaissaient certainement l’existence, sans doute certains y avaient-ils souscrit quand ils étaient encore païens. Elles constituaient donc une menace permanente.
Telle était donc la situation de ceux et celles qui étaient attirés par le Christ. Peut-on, pour conclure, esquisser quelques rapprochements avec la situation actuelle ? Reprenons les trois obstacles [36] que j’ai cru pouvoir dégager de cette petite enquête.
1) S’agissant des signes auxquels dans la vie professionnelle on peut reconnaître un chrétien, ou du moins quelqu’un qui éprouve pour eux de la sympathie, disons qu’il y a des secteurs d’activité où il vaut mieux se faire discret, voire « indétectable », ainsi le monde de l’Éducation Nationale et de la Recherche. Je parle par expérience et connais les arguments qui peuvent m’être opposés.
2) Sur le second point, la différence est sensible, on n’en est pas encore au point où le christianisme constituerait en France une menace. Je relève tout de même que la culture chrétienne, au sens le plus large, est parfois si effacée des esprits qu’en rappeler certains traits est une nouveauté bien dérangeante : par exemple mettre au jour les origines chrétiennes de la laïcité, comme l’a fait Jean-François Chemain [37] .
3) Enfin, inutile de rappeler à notre Association ce que risquent les musulmans qui se convertissent au christianisme : la situation des nouveaux convertis est alors semblable, hélas, au sort subi par leurs lointains prédécesseurs de la part de leur famille.
En résumé, faire du Christ le Maître de sa vie implique toujours des changements dans sa vie quotidienne, demande un effort intérieur, mais ce n’est pas tout. Embrasser le christianisme requiert aussi une certaine force spirituelle pour affronter l’environnement social, force d’autant plus nécessaire que notre société s’éloigne davantage de l’Évangile. En somme, et ce n’est pas un scoop, il n’est pas facile d’être chrétien, et encore moins de le devenir. Les convertis ont donc absolument besoin d’être soutenus durablement dans leur nouvelle vie par la communauté. Ne les oublions pas dans nos prières.
Benoit GAIN - Profeseur émérite de l'Université de Grenoble-Alpes
[1] Ouvrage de référence : G. Bardy, La conversion au christianisme durant les premiers siècles (Théologie, 15), Paris 1949.
[2] P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? (Folio. Essais, 280), Paris 1995, p. 162.
[3] Ibid., p. 276-333. Voir aussi du même Exercices spirituels et philosophie antique (Etudes augustiniennes), 3e éd. , Paris 1993.
[4] H. Cousin, J.-P. Lémonon, J. Massonnet […], Le monde où vivait Jésus, Paris 2004 (1 1998), p. 64-75 et plus détaillé, l’article de H. Lesêtre dans le Dictionnaire de la Bible, publié par F. Vigouroux, t. V, 2, Paris 1912, c. 758-764.
[5] Quelques occurrences dans le Nouveau Testament.
[6] H. Cousin, Le monde, p. 66.
[7] H. Cousin, p. 68 : il s’agit du traité Yevamot 47b.
[8] Ibid., p. 67.
[9] Pas de chapitres spécifiques, pas d’index permettant de retrouver une simple mention.
[10] Voir Cl. Huart et L. Delaporte, L’Iran antique, Élam et Perse et la civilisation iranienne (Évolution de l’humanité, 24), Paris 1952, avec compléments de P. Masson-Oursel, p. 380-384. A compléter ou nuancer, en français, par les articles de J. Duchesne-Guillemin dans le Dictionnaire des religions (dir. P. Poupard), Paris 1 1982, p. 1068-1075 et les corrélats indiqués p. 1834, n° 14.
[11] Voir notamment H. Leclercq, Les martyrs. Recueil de pièces authentiques sur les martyrs depuis les origines du christianisme jusqu’au XXe siècle. T. III : Julien l’Apostat, Sapor, Genséric, Paris 1904, p. 126-269.
[12] Texte grec et trad. d’Y. Courtonne : Basile de Césarée, Lettres, III, Paris 1966,
[13] Sur ce baptisme judéo-chrétien (baptême d’eau et purification des aliments), voir J. Ries, « Elchasaïsme », Dictionnaire des religions, cité supra, n. 10, p. 512-513.
[14] M. Tardieu, Le manichéisme (Que sais-je ? 1940), Paris 1981 ; nouv. éd. 1997. trad. italienne aug. par Giulia Sfameni Gasparro, Cosenza 1988. Exposé sûr et très clair (tableaux et cartes). Traduction, p. 73, d’un passage du De haeresibus ad Quodvultdeum (composé en 428-429), sur la composition de l’Église manichéenne.
[15] S. Lancel, Saint Augustin, Paris 1999, p. 56.
[16] La date proposée (297) par W. Seston (Mélanges Alfred Ernout, Paris 1940, tirant argument de la campagne contre Narsès) a été contestée par F. Decret, qui la repousse à 302, datation admise maintenant par I. Gardner & S. N. C. Lieu, Manichaean Texts from the Roman Empire, Cambridge 2004, p. 116, lesquels donnent la traduction anglaise de l’édit conservé dans la Collatio mosaïcarum et romanarum legum (XV, 3). C’est un écrit anonyme rédigé sans doute par un Juif, principalement entre 302 et 323 (date et même siècle discutés), dans une intention qui n’apparaît pas clairement. Cf. J. Gaudemet, La formation du droit séculier et du droit de l’Église aux IVe et Ve siècles (Institut de droit romain de l’Université de Paris, xv), Paris 1957, p. 90-91. Le pendant de cet édit de Dioclétien, pris par un empereur chrétien, se lit dans le Code Théodosien (XVI, 5, 3) : Valentinien et Valens à Ampelius, Préfet de la Ville [Rome), le 2 mars 372 : texte latin et traduction, Sources chrétiennes 497 (2005), p. 228-231. Les peines prononcées y sont plus légères.
[17] A. Chastagnol, Le Bas-Empire (coll. U 2, n° 52), Paris 1969, p. 179-181.
[18] M. Tardieu, op. cit., p. 113 (chronologie du manichéisme, p. 113-123).
[19] Tel H. Grégoire (…), Les persécutions dans l’Empire romain. Académie royale de Belgique. Classe des Lettres […]. Mémoires, t. XLVI, 1, Bruxelles 1951, en particulier p. 161-163.
[20] Dictionnaire d’archéologie chrétienne et liturgie, t. I, Paris 1903, c. 265-307. Certaines de ces accusations sont reprises par certains, ainsi Michel Onfray dans Décadence (Paris, Flammarion, 2017, 651 p. ; coll. « Brève Encyclopédie du monde », 2), qui a fait l’objet d’une réfutation en règle de la part de l’historien Jean-Marie Salamito, Monsieur Onfray au pays des mythes. Réponses sur Jésus et le christianisme, Paris 2017. Ajoutons que de nouvelles accusations surgissent, comme celles que formulent actuellement certains écologistes, imputant le saccage de la planète à la mise en application de Genèse 1, 28.
[21] Traduction de J. Cousteix, J. Gaillard, J.-P. Laliman et R. Martin, dans le Guide pédagogique. Latin, Première-terminale, Scodel & Nathan, 1990, p. 66, « livre du maître » de l’ouvrage scolaire des quatre mêmes universitaires, portant le titre Latin, Première-terminale, Scodel & Nathan, 1990, p. 172-173 pour le texte latin.
Voir Arnobe, Contre les gentils, T. I, livre I édité, traduit et commenté par H. Le Bonniec (Collection des Universités de France), Paris 1982 (22002).
[22] Cité de Dieu, IV, 11.
[23] Latin, Première-terminale, p. 162.
[24] Ibid.
[25] Ibid.
[26] Les auteurs du manuel scolaire (ibid.) écrivent : « la seule valable ». C’est ambigu et il s’agit pour les chrétiens de bien plus que d’une religion satisfaisant aux besoins de l’Empire.
[27] Latin, Première-terminale, p. 162.
[28] Ibid.
[29] Voir l’article très suggestif de J. Ries dans le Dictionnaire des religions, cité supra, p. 615-616.
[30] Dernier chapitre intitulé : « Le christianisme change les conditions du gouvernement », 25e éd., Paris 1919, p. 457 ; rééd. Paris 1959 avec une préface de W. Seston. Issu de ses deux thèses, l’ouvrage de Fustel de Coulanges, qui ne fut jamais un croyant, heurtait « les libres-penseurs qui, à l’époque, régnaient sur la science française » et il ne put paraître qu’avec un financement de l’auteur.
[31] Ainsi Cl. Nicolet, Le métier de citoyen dans la Rome républicaine (Bibliothèque des histoires), Paris 1976, écrit à la fin de l’Avertissement, p. 28 : « On s’inquiétera d’une absence de marque : la religion. La dimension religieuse des choses civiques n’a pourtant pas échappé à un lecteur de Fustel. Mais la matière, privilégiée par nos sources et par l’érudition contemporaine, si vaste en soi, est étrangère à mes goûts comme à mes compétences : il vaut mieux le dire franchement. » D’autres savants ne font pas preuve de la même franchise.
[32] Coll. L’Évolution de l’Humanité. Nous renvoyons à la réédition de la même collection, en format de poche, n° 24, Paris 1970, p. 263-264. En note, références précises aux corpus d’inscriptions.
[33] Habitants de Phazemon (aujourd’hui Marsifoun), ville située à l’est de la Paphlagonie, dans le Pont Galatique. Le nom de Néapolis lui a été donné par Pompée à la suite de sa victoire sur Mithridate.
[34] Ibid., p. 264. Précisons que l’auteur n’envisage que les institutions impériales et ne se demande pas dans quelle mesure ces serments constituaient une menace réelle pour les chrétiens.
[35] Antiquités juives, XVIII, 5, 3.
[36] L’ouvrage de G. Bardy, cité supra, n. 1, consacre le chapitre VI aux obstacles, notamment à la rupture des liens familiaux et sociaux.
[37] J.-F. Chemain, Une autre histoire de la laïcité, Éd. Via Romana, 2013.
Cardinal SARAH - 8 avril 2019
Monseigneur le Cardinal Sarah, préfet de la Congrégation pour le culte divin, a accepté de répondre aux questions de TV Libertés. Le prélat qui vient de publier "Le soir approche et déjà le jour baisse" répond aux questions de Jean-Pierre Maugendre. Il affirme qu'à la racine de l'effondrement de l'Occident, il y a une crise culturelle et identitaire. Le Cardinal considère que le temps est venu d'un diagnostic sans concession.
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